On peut garder ses distances tout en restant chaleureux. Garder
ses distances, ce n’est pas être neutre. C’est s’engager de
manière dévouée et fiable. L’amitié, voire l’enchevêtrement des
relations, et le froid pouvoir de la hiérarchie sont les extrémités
d’un spectre de relations qui ne suffisent pas à définir toute la
gamme des valeurs intermédiaires plus appropriées.
- Miriam Greenspan
La métaphore de la danse n’est pas nouvelle, mais elle reste utile pour rappeler l’importance de garder nos distances auprès de personnes vulnérables qui dépendent de nos soins. De fait, c’est souvent ce respect d’une saine distance qui distingue une relation d’aide d’une relation nuisible. La conscience de notre position vis-à-vis des patients et des familles facilitera le respect de la déontologie. L’image d’une piste de danse bien délimitée aide à visualiser le tout et à travailler de manière intègre et sans équivoque sans pour autant faire abstraction de nos sentiments. La conscience et le respect de cette distance importante préservent un équilibre satisfaisant entre le cœur et l’esprit et permettent de vivre des émotions en commun sans cesser de penser clairement ou d’agir judicieusement.
La distance soignant-soigné et le risque de trop s’investir émotivement
En restant à bonne distance, nous voyons plus clairement que malgré des pas similaires, chaque personne, chaque famille, danse une danse unique. Participer à l’atmosphère familiale, ce n’est pas la même chose qu’« être de la famille », malgré un certain degré d’intimité partagé avec les patients, les clients ou les membres de la famille qui exécutent leur dernière danse. À trop nous investir émotivement, nous risquons de perdre le sens de la perspective et de nous retrouver dans le rôle de la bonne fille ou du bon fils, de l’âme sœur ou de l’ami véritable, brouillant la distinction entre nos besoins et nos attentes et celles des personnes qui sont sous nos soins.
C’est oublier du reste qu’en gagnant un nouveau danseur, les membres de la famille perdent un prestataire de soins capable de voir le portrait d’ensemble sous un angle qui leur est inaccessible depuis le centre de la piste et capable de prendre avec objectivité des décisions difficiles. Ils y perdent en outre un témoin compatissant qui ne compliquera pas par ses pas de professionnel leur danse particulière, peu importe qu’elle soit malhabile. Le brouillage des limites est, par ailleurs, l’une des principales causes de souffrance morale et d’un deuil paralysant parmi les travailleurs de la santé. Certains en viennent même à accuser leurs collègues de « ne pas se soucier des patients autant qu’eux » ou s’attristent ou se fâchent de ne pas être invités aux funérailles privées
Respecter la distance soignant-soigné, c’est être capable de reconnaître et d’exprimer la nature de la relation avec les patients et leur famille et les avantages de cette relation pour ces derniers. Notre relation avec le patient ou le client a essentiellement pour but de lui assurer des soins et de répondre à ses besoins. Nos propres besoins sont secondaires. Nous sommes tenus d’agir dans l’intérêt du patient et d’éviter que nos propres besoins insatisfaits ou nos souhaits (ce que je ferais en pareil cas ou ce que serait une belle mort pour moi) deviennent le but premier de la relation. Il ne faut pas pour autant faire abstraction de nos besoins; il nous faut au contraire en être conscients pour arriver à les satisfaire hors de la relation soignant–patient.
Sommes-nous entrés dans la danse?
Bien que nous franchissions forcément les limites étant donné le territoire où nous avons choisi de travailler – ne sommes-nous pas tous « passés par là »? – trois indices nous aideront à comprendre que nous sommes, intentionnellement ou non, montés sur la piste de danse et qu’il est temps d’en sortir d’un habile shuffle arrière.
1. Une réaction émotive extrême est souvent signe que la situation ou ses protagonistes font vibrer une corde sensible, ou évoquent un pas mal maîtrisé dans notre propre danse. Il n’est pas question ici du chagrin partagé et approprié que nous éprouvons parfois au travail, mais bien d’une réaction viscérale extrême qui pourrait nous prendre par surprise. Le cas échéant, il faut cerner cet élément issu de notre contexte personnel.
2. Des mots ou des gestes dénotant la possession d’un patient sont également signes qu’une limite a été franchie. Le refus de partager « ses patients » avec les autres membres de l’équipe de soins palliatifs ou le fait d’appeler pour s’enquérir de « son pensionnaire » un jour de congé témoignent de l’impression exagérée d’être indispensable, d’un sentiment de propriété malsain à l’égard du patient ou d’une méfiance à l’égard de la capacité des collègues de prendre soin d’une personne avec laquelle nous avons établi une relation étroite.
3. Le besoin d’orienter les décisions d’un patient ou de sa famille à l’égard des soins ou des traitements et de les presser d’agir d’une certaine façon ou d’accomplir certaines choses avant que la mort ne survienne sont autant de signes d’une influence ou d’un pouvoir abusifs qui reflètent une conviction ou une valeur qui a peut-être tout à fait sa place sur notre piste de danse, mais pas sur la leur.
Conclusion
Une « intimité circonscrite ». Voilà qui exprime fort bien cette tension entre l’intimité et l’humanité partagée qui caractérisent si souvent les relations établies au travail et cette « marge » qui protège l’unicité de chacun d’entre nous, même dans la mort. La distance soignant-soigné préserve l’intégrité de la danse familiale et nous protège du stress du surinvestissement personnel.
Bien sûr, dans les faits, ce n’est pas si simple. Il est souvent difficile de distinguer la ligne qui délimite la piste de danse d’une famille et donc très facile de la franchir involontairement. Sans compter qu’il faut une grande énergie et une danse personnelle qui soit un bon exutoire pour arriver à maintenir l’équilibre entre cœur et raison au milieu du deuil. Enfin, il faut être prêt à se livrer sans cesse à l’autoréflexion et à collaborer avec les collègues pour entretenir la clarté indispensable à ce travail d’importance, profondément personnel, d’intégrité et de responsabilité éthique.
Références
Causton, E. (cours en ligne). « Maintaining Therapeutic Boundaries: Avoiding the Stress of Over-involvement with Patients and Families ». www.LDMonline.ca
Nasrallah, Sandra, M.D., Maytal, Guy, M.D., and Skarf, Laura,M.D., « Patient-Physician Boundaries in Palliative Care Training: A Case Study and Discussion », Journal of Palliative Medicine 2(12) 2009: 1159-1162
Remen,R. (1996) Kitchen Table Wisdom. New York: Riverhead Books.
Santorelli, S. (1999) Heal Thyself. New York: Belltower Books.
Victoria Hospice Society (2003) Transitions in Dying and Bereavement. Baltimore: Health Professions Press.